jeudi 22 janvier 2015

Les Tambours de sang





Jamais les fêtes traditionnelles n’avaient été aussi belles ! On se régala de desserts fabuleux venus du fond des âges, des melons confits dont les tranches se détachaient du glaçage avec un fondant inouï, de la pogne de Romans, de la pompe à la fleur d’oranger, des brioches savoureuses et toute une kyrielle de petits desserts de rêve, de la navette, de petits gâteaux d’amandes, des dattes, des figues, du nougat et mille petites merveilles qui firent la joie de tous. Chacun souhaita une excellente année à son voisin ou ami et l’on se congratula, les larmes aux yeux, certain que le bonheur accompagnerait les boules de gui coupées avec la serpette d’or des druides.
Mais les lendemains furent rudes ! La rédaction d’un hebdomadaire célèbre, Caran d’Ache dont les crayons rebelles cernaient les problèmes du royaume fut attaquée à l’arme lourde, arbalètes et catapultes et l’on put aligner les corps des malheureux dessinateurs dans un bain de sang !
Profondément choqué, Tulipe d’Or décida de porter le nom de Tulipe Écarlate et rameuta ses fidèles soutiens, à commencer par Orson Maisoncarrée qui donnait de multiples ordres afin de cerner les assassins. Les rats d’élite eurent fort à faire et chacun s’employa à faire de son mieux pour que l’on puisse exhiber les enfants maudits du royaume menottés et réduits à néant.
S’ennuyant fermement, ces égarés ne trouvaient qu’un unique idéal, suivre la route de coupeurs de têtes et d’égorgeurs prétendant agir au nom de Dieu !
Ces enfants perdus avaient sans doute un peu trop admiré un certain Tarentino dont les images violentes parlaient à leurs sens égarés. Ils ne rêvaient que de massacres et c’est le cœur blindé qu’ils agissaient avec une cruauté inouïe.
Que faudrait-il entreprendre pour leur rendre le goût subtil de l’amour courtois et des belles formules ?
Tulipe Écarlate renonça à solliciter une fois de plus le Grand Schtroumpf et le Grimoire sacré. La formule magique ne pouvait pas s’y trouver tant la situation était extravagante !
On fit sonner le glas, on rendit les honneurs aux malheureuses  victimes puis on tint des conseils extraordinaires afin de remédier au mal profond qui rongeait le royaume.
Que des petits Schtroumpfs qui avaient joué dans les cours d’école soient devenus des égorgeurs de grands chemins, était un véritable casse-tête chinois !
Comment pourrait-on enrayer l’inexorable mécanique ? Exploitant chaque minute de solitude pour tenter de trouver une solution, Tulipe Écarlate se repassait tous les thèmes abordés dans les écoles de prestige qu’il avait fréquentées et tâchait de remplir les blancs par des formules audacieuses.
Un oiseau bleu qui tentait de pénétrer dans le bureau lui apporta un document précieux dissimulé dans ses plumes. Des itinéraires singuliers de Schtroumpfs égarés lui étaient révélés.
Enfants, ils avaient boudé l’école et s’étaient ensuite trouvés, à leur adolescence, dans une situation précaire. Leur ignorance les avait conduits à accepter des travaux de coursiers livreurs et à complémenter leur salaire de trafics illicites. Baignant ainsi dans un univers parallèle, ils avaient forcément, sur le jeu d’oie de la vie, connu la case prison dont on s’extirpe difficilement. Et c’est là qu’ils avaient rencontré de pseudo prophètes qui maniaient des phrases verbeuses afin de les prendre étroitement dans une nasse comme des poissons destinés à la friture. À peine sortis de prison, ils s’étaient précipités dans des royaumes étrangers qui les avaient formatés pour devenir des machines de guerre sous prétexte de servir un idéal. Curieuse idéologie qui consiste à frapper des innocents !
Après avoir parcouru tous ces itinéraires de douleurs et d’absurdes configurations, Tulipe Écarlate éprouva le besoin de respirer le parfum des fleurs du jardin élyséen.
En sortant, il s’aperçut avec stupéfaction que les tambours de la garde républicaine étaient couleur sang. Il interrogea le commandant qui lui avoua, non sans gêne, que personne ne s’expliquait cette anomalie. Ils avaient frotté les tambours avec des onguents qui d’habitude faisaient merveille, en vain ! Tulipe Écarlate réconforta la garde en l’assurant que ce petit drame trouverait une solution.
En s’enfonçant dans le jardin, il ne put détacher sa pensée de ce signal maléfique qui lui rappelait une scène mémorable dans une pièce de Shakespeare, Macbeth ! En proie aux hallucinations après des actes criminels, Lady Macbeth ne pouvait plus ôter le sang incrusté sur ses mains. C’est sans doute une hallucination collective se dit Tulipe Écarlate et lorsque les guerriers infâmes qui s’en prennent au royaume, auront été neutralisés, ces taches de sang disparaîtront des tambours de la garde républicaine.
Avec son habituelle  bonne humeur, il partit d’un pas conquérant chez son ami Orson Maisoncarrée afin de savoir si la situation évoluait dans le bon sens.
La maréchaussée fit un travail énorme, se comportant en héros et bientôt les destructeurs des forces du royaume furent mis hors d’état de nuire, avec néanmoins des blessés et des morts dans ses rangs tant les agresseurs maniaient l’arbalète de la mort de façon systématique, n’hésitant pas à tuer une jeune femme d’une flèche dans le dos.
Révoltés par ces gestes ignobles, les Schtroumpfs sortirent de leurs maisons pour crier leur amour des gazetiers exécutés des forces de l’ordre et des victimes innocentes.
Dans la capitale, les cortèges étaient gigantesques et une femme qui avait voué sa vie au théâtre, exhiba une immense marionnette vêtue de blanc, coiffé d’un bonnet phrygien, le symbole de la conquête de la liberté. Portée par de robustes acteurs de la troupe Soleil d’Or de la noble Ariane, la marionnette versait des larmes de sang.
« Voilà donc mon fil rouge » soupira Tulipe Écarlate. Ce sang me poursuit jusque dans les cortèges qui se veulent graves et joyeux à la fois.
«  Telle devait être ma destinée » ! pensa-t-il, et il partit tâcher de réconforter les familles éplorées de toutes les familles, serrant les uns et les autres dans ses bras lorsque les mots ne pouvaient plus traduire la compassion.
Lotus Voyageur, une jeune femme du gouvernement préposée à la culture, activa ses multiples compétences pour trouver des solutions adéquates à l’ignorance des jeunes Schtroumpfs, prêts à croire n’importe qui, pour peu qu’il vienne de l’étranger !
Certes les pigeons colportaient toutes sortes de  nouvelles avec célérité mais le tri n’était pas fait et de nombreux appels à la haine, à la violence et au massacre de gentils dessinateurs circulaient de paire avec des messages d’amour et de paix. Les colombes prenaient le relais mais une sorte de ball-trap en tua plus d’une. Elles moururent, l’espoir cloué dans leurs belles ailes blanches.
Un dernier appel à la haine provint d’une contrée lointaine où abondaient les sables. D’autres personnes furent menacées de mort : il s’agissait de la rédaction d’un journal nommé Canard Sauvage Déchainé. Cette fois, il ne serait plus question d’arbalète mais de hache.
Lotus Voyageur qui était très érudite, se souvint d’une certaine Jeanne Hachette qui avait mis à mal, à elle seule, des ennemis du royaume.
Au Canard Sauvage Déchainé, on avait plutôt l’habitude de combattre, le porte-plume à la main, c’est pourquoi les écrivains et dessinateurs refusèrent de s’armer, trouvant que la hache était un instrument barbare.
On leur montra les tableaux qui avaient été peints de leurs amis, baignant dans leur sang, chez Caran d’Ache mais cela ne les décida pas à s’armer.
Nos porte-plumes sont encore la meilleure arme du monde argumentaient-ils et ils se référaient à un philosophe  nommé Arouet qui se frottait les mains lorsque ses manuscrits étaient saisis. On les achètera d’autant plus disait-il et l’on vit refleurir son célèbre Traité sur la Tolérance qui atteignit des records de vente. Bref, quelque chose de nouveau se produisait dans ce royaume qui avait eu tendance à basculer dans l’obscurantisme sous la houlette de Schtroumpf Nerveux.
Dans toutes les villes du royaume, on entendait les accents émouvants de la Marche Funèbre et les Schtroumpfs qui, d’ordinaire, s’affrontaient à la Maison du Peuple, se tenaient par la main, au grand dam de  Schtroumpf Nerveux qui n’avait réapparu que pour semer le désordre et le trouble.
Se demandant s’il ne ferait pas mieux de repartir dans les palais où il avait ses habitudes avec la Divine Muette, plus muette que jamais étant donné que le deuil du royaume lui interdisait de prendre sa guitare, et l’adorable Schtroumpfette qui était la prunelle de ses yeux, Schtroumpf Nerveux pestait contre l’insupportable conjoncture qui l’empêchait de parader en bombant le torse !
Les sujets qui déchiraient les élus avaient pratiquement disparu. Des guérisseurs qui se targuaient de ne plus recevoir les malades, rompant avec le serment d’Hippocrate qu’ils avaient pourtant prononcé solennellement, la main sur le cœur avant d’entamer leur carrière, s’étaient tus alors qu’ils se faisaient entendre au son éclatant des tambours.
Le baron Emmanuel qui était la figure de proue du royaume, devant rendre des comptes plusieurs fois par jour sur les finances de l’hôtel particulier où il régnait avec le même flamboiement que Jacques Cœur, était devenu inaudible, ce qui le soulageait énormément. Plus personne ne lui posait de questions embarrassantes et à la Maison du Peuple on n’entendait retentir que trois noms, celui de Manolète, applaudi à tout rompre, celui d’Orson Maisoncarrée dont chacun, même les opposants, reconnut le talent dans sa gestion de la traque aux assassins et enfin parfois dans une sorte d’aura sacrée, celui de la préposée à la justice dont le nom avait sans cesse été conspué pour la seule raison qu’elle venait d’un lointain territoire où l’on avait l’habitude de guerroyer pour obtenir plus d’équité. Elle usait de citations poétiques et sa présence chaleureuse illuminait la vieille maison, faisant taire les langues vipérines.
Reine du Poitou faisait parfois des apparitions afin de ne pas sombrer dans les oubliettes du passé. Elle avait dû tant lutter pour retrouver un rang digne de son nom et de son passé glorieux qu’elle ne supportait pas la perspective de passer à la trappe de l’Histoire. Pour l’instant, les écumeurs de ZAD se faisaient oublier et elle pouvait enfin se tourner vers des perspectives d’amour, ce qui lui convenait à merveille.
Tulipe Écarlate prononçait tant de discours variés, éloges funèbres, vœux adressés aux corps constitutifs du royaume, qu’il devait certainement se nourrir de miel pour garder intacte une voix qui, si elle n’avait pas l’accent éclatant de celle de Manolète, digne descendant de celui qui créa les Brigades du Tigre, avait la constance d’une partition sans cuivres ni timbales mais alimentée par un violoncelle qui trouvait sa chute avec beaucoup de naturel.
Parfois, entre deux voyages et deux discours, il se demandait s’il parviendrait à trouver l’onguent magique qui lui permettrait d’ôter le sang qui continuait à ruisseler sur les tambours.
Une nouvelle venue d’un pays mi- frère,  mi- ennemi, conquis jadis à la pointe de l’épée et de la ruse après un malencontreux coup d’éventail, lui offrit à la fois un soulagement et un effet coup de poignard : un gentil Schtroumpf  qui avait été décapité dans une excursion au Djurdjura fut retrouvé ! Seule manquait la tête ! Cette barbarie renouvelée ajouta encore à la tristesse du royaume. C’est pourquoi il décida de prendre le temps de rendre visite au grand Schtroumpf qui trouverait peut-être dans son grimoire sacré une formule adaptée aux circonstances.
À peine arrivé au monastère, Tulipe Écarlate ressentit un immense soulagement. Sa tunique en tomba et il redevint le Tulipe d’Or à qui une belle destinée était offerte.
Le Grand Schtroumpf et lui prirent place sur une modeste banquette et se parlèrent avec infiniment d’authenticité. Tulipe d’Or parla avec lyrisme de cette terrible Saint-Barthélemy qui s’était emparée de Paris dans un mode moderne renouvelé mais avec une égale cruauté et une semblable violence. Le Grand Schtroumpf trouva des paroles en écho qui incitèrent Tulipe d’Or à aborder le thème des tambours ensanglantés auxquels rien ne pouvait remédier. Le Maître avait connu un cas similaire et avait réussi à atténuer ces taches suspectes en employant un macérât de coquelicots, ces mêmes coquelicots qui fleurissaient si bien sur les champs de batailles en se nourrissant de l’engrais des morts ensevelis.
« Il m’en reste quelques fioles, je te les offrirai pour participer à l’effort de redressement des forces vives du royaume. Cependant nous savons qu’il nous faudra travailler sur le tissu profond qui s’est déchiré. Il nous appartiendra de reconstruire l’étendard de notre royaume dans toute sa splendeur initiale ».
Plusieurs anges passèrent puis les deux hommes se dirigèrent spontanément vers le jardin afin de s’y recueillir.
Une promenade au milieu des buis, des rosiers et d’un potager attrayant les aida à fixer leurs idées vagabondes.
De retour dans la grande pièce, ils restèrent silencieux.
«  Fils, dit enfin le Grand Schtroumpf, nous allons manger. Ensuite un plan se dessinera à l’heure du thé, comme ce fut le cas lors de notre dernière entrevue ».
Après quelques ablutions,  ils s’assirent à la table où deux couverts étaient dressés.
Un potage léger à base d’écrevisses fit revenir leurs idées évaporées puis un pigeonneau à la paysanne les ramena sur terre avec la volonté de lutter âprement pour que la liberté guidant le peuple soit enfin vêtue de laine, prête au combat contre les infidèles qui brandissent le nom de Dieu comme un blasphème. Enfin, un assortiment de fromages où dominaient l’écume de lait de brebis et le fondant du chèvre leur redonna la vigueur des chevaliers partis à la recherche d’une étoile. Le point final était un dessert subtil nommé Pavlova, en l’honneur d’une danseuse étoile qui appréciait la légèreté.
Ce fabuleux repas terminé, chacun se retira afin de mettre de l’ordre dans les idées glanées au fil des plats.
À l’heure du thé, chacun exposa son point de vue et des décisions furent prises. Tout d’abord, étant donné qu’un coup fatal avait été porté contre la liberté d’expression, le nom de Caran d’Ache serait écrit en lettres d’or sur le fronton de chaque maison du peuple. Ensuite des cours de dessins seraient dispensés dans toutes les écoles du royaume avec un horaire équivalent à celui des mathématiques ou du Schtroumpf littéraire. L’obscurantisme ayant envahi le royaume, il faudrait rétablir les Lumières en multipliant les écoles des petits Schtroumpfs et en datant ces lieux de mémoire et d’instruction de moyens d’expression précis sous la houlette de pédagogues expérimentés.
«  Il  me faudra encore puiser dans les coffres pour réaliser tous ces projets  soupira Tulipe d’Or et je crains que le baron Emmanuel ne hausse ses beaux sourcils mais qu’importe ? Je résisterai à toutes ces critiques car le salut du royaume est à ce prix » !
Puis rasséréné et revigoré, il reprit le chemin du château non sans avoir serré tendrement et virilement le Grand Schtroumpf dans ses bras, geste qu’il avait fait tant de fois la semaine précédente qu’il en avait contracté une sorte de tendinite. Mais là encore son enthousiasme était intact et s’il fallait encore congratuler de nombreux Schtroumpfs, voire les embrasser, il le ferait sans rechigner, avec sa bonhomie et sa tendresse illimitées, ce qui le distinguait tant de Schtroumpf  Nerveux qui n’aimait pas se disperser, réservait ses embrassades pour les jolies filles et les riches.
Avec sa cargaison de fioles de coquelicots, il reprit la route allègrement, certain que les tambours retrouveraient leur virginité initiale !
«  Que vive le royaume et un grand vivat pour notre Tulipe d’Or semblaient marteler les sabots des chevaux qui emmenaient le carrosse royal à son terme » !
Et dans le royaume, tout redevint lumineux. Les tambours ne reflétèrent plus les éclaboussures du sang et l’on entendit des bruits de haches et de marteau mais cette fois, c’était pour la bonne cause, l’embellissement ou la création de toutes les écoles du royaume et l’on vit des artistes munis de pinceaux écrire en lettres d’or «  Je suis Caran d’Ache » !