vendredi 30 septembre 2011

La Nuit des Faucons


Il régnait une atmosphère feutrée ; lumières diffuses, gigantesques plantes vertes s’élançant désespérément à la recherche du soleil sous de grandes verrières criblées de pluie. Et dans cette ambiance de paradis perdu, des ombres silencieuses, en peignoirs gris, sandales de plastique réglementaires aux pieds, sac thermal grisâtre, jetable à la fin de la cure, se déplacent à petits pas pour ne pas tomber et réduire à néant les effets de l’eau salvatrice. Jadis les peignoirs étaient roses, d’un joli rose Bardot, pimpant et gracieux. Aujourd’hui c’est un vilain gris tirant sur le marron des bogues éclatées dans l’eau bouillante. Est-ce pour nous rappeler qu’en dépit de nos efforts, nous allons immanquablement vers une voie de secours qui n’est plus celle de notre belle jeunesse à jamais enfuie ? Allons, allons, ma chère enfant, chasse ces idées noires, bois ton chocolat chaud, en l’occurrence une tisane apaisante que l’on déguste à petites gorgées entre chaque soin. Va de l’avant ! Un pas après l’autre, tu ne manqueras pas la dernière ligne courbe qui t’emmène au paradis des poètes où volent des oiseaux.
C’est alors qu’il se produisit un fait inattendu : un volatile étrange aux couleurs bagarrées transperça la verrière et se mit à tourner dans les thermes endormis en poussant des chansonnettes d’antan.
Il y en avait pour toutes les mémoires, des javas, des valses, des quadrilles. Tous les curistes se mirent à danser. Une petite fille apparut, poussant un cerceau. Les jeunes femmes chargées de la tenue de l’établissement la poursuivirent car il était interdit de circuler dans les thermes avec des chaussures mais la petite fille se moquait de tous ces interdits. Ses ballerines semblaient enchantées tant elles valsaient sur les dalles marbrées.
Elle disparut dans un fracas de soleil. Je m’immisçai dans une bulle bleutée qu’elle avait laissée dans son sillage et partis à l’aventure, à la recherche d’un paradis perdu. La bulle franchit la verrière à la manière d’un capiton de chewing gum, ce qui m’évita toute blessure et nous voguâmes ainsi, poussées par le vent.
Lorsque le ciel perdit sa belle couleur turquoise, la bulle perdit de l’attitude et se posa dans une clairière entourée de chênes et de hêtres. Une porte s’ouvrit pour me déposer, tout étourdie par le voyage sur une pelouse verte émaillée de marguerites et de lys blancs.
J’allai à l’aventure et découvris avec bonheur une jolie chaumière peinte de couleurs vives. J’actionnai un marteau en forme de sirène et n’entendant pas de réponse, poussai délicatement la porte.
La pièce principale était meublée avec goût. Tout respirait la propreté, du plancher au lustre porteur de bougies allumées et parfumées. Un feu de bois jetait une note claire. La crémaillère exhalait des odeurs gourmandes où je reconnus poulet, amandes, olives et dés de jambon de Bayonne ainsi que des poivrons, des tomates et des piments.
Cela me mit en appétit mais je n’osai pas me servir, préférant attendre la maîtresse de maison.
Je m’assis dans un fauteuil profond et somnolai jusqu’à ce qu’une voix fraîche me dise gaiement : « Il est temps de passer à table ! » Le propriétaire de la voix était jeune. Il portait une livrée rouge parsemée de cœurs d’or. Son visage avenant était empreint de douceur. Il me prit le bras et me conduisit jusqu’à la table où un couvert était disposé sur un jeté de pétales de roses.
Il me servit et m’incita à me restaurer sans plus attendre. De son côté, il était assis en vis-à-vis et paraissait rêveur.
Après ce plat roboratif et ensoleillé, une crème légère parfumée aux litchis et aux amandes me fut servie. La boisson était un mélange de plantes odorantes au nombre desquelles j’identifiai la violette, la marjolaine et le romarin. C’était un breuvage éminemment digestif et je me sentis aussi légère qu’un papillon. Heureuse de cet entrain retrouvé, j’ouvris la porte et me promenai dans la clairière baignée par un magnifique clair de lune.
J’avisai un grand chêne et je m’assis sur un tapis de jacinthes, rêvant à des projets poétiques qui s’étiraient en filaments poudrés d’or. Soudain les échos d’une conversation me parvinrent, étrangement décalés dans l’univers féerique qui s’offrait à moi.
« Quel cœur allons-nous transpercer ce soir ? Y a-t-il des arrivées à la chaumière ?
Juste une pauvre dame qui n’a plus qu’un souffle de vie. À quoi bon s’en prendre à elle ? Son sang doit véhiculer bien des impuretés.
D’après Mignon, notre valet, elle a encore un joli visage. Nous pourrions peut-être lui prendre les yeux.
Pourquoi ? nos petits n’en voudraient pas. De plus, notre rang de faucon royal pâtirait d’une offrande minimale. Laissons la vivre ou plutôt aller jusqu’à son terme. Les charognards s’en chargeront ».
Les voix aigües et malfaisantes se turent, me laissant pantelante et apeurée. Je me levai en faisant le moins de bruit possible et marchai à petits pas vers cette maison qui me semblait soudain appartenir aux démons. Où aurais-je pu aller cependant ? N’avais-je pas été victime d’une hallucinante supercherie ?
Quelqu’un cherchait peut-être à me faire peur. Rassérénée, j’ouvris la porte pour y retrouver le valet de cœur, l’âme damnée de ces maudits faucons. Il me parut bien inoffensif et charmant.
Il m’offrit une tisane parfumée aux baies sauvages et me conseilla de passer une bonne nuit après avoir pris un bain soigneusement dosé concernant les bouillonnements et les huiles essentielles. Effectivement ce bain me délaissa et j’oubliai complètement la terrifiante conversation que j’avais entendue, fruit de mon imagination pensais-je en me réconfortant.
« Tout va bien, Madame ? dit une voix fraîche et féminine.
Oui, assurai-je, tout en comprimant à grand peine l’affolement qui s’était emparé de moi ».
Je planais dans une baignoire certes, mais il s’agissait de la baignoire des thermes où je soignais une circulation sanguine poussive. Ce n’était pas la jolie coquille parfumée de la maison des bois où d’exécrables faucons nourrissaient des projets criminels.
J’aurais dû être heureuse de ce retour à la normalité et cependant j’étais déçue.
J’avais pris goût à l’aventure et la tonalité grisâtre des lieux de soins n’avait rien qui puisse fouetter l’imagination.
Où était donc passée la petite fille alerte qui poussait un cerceau, m’entraînant à sa suite dans un dédale romanesque ?
« Tu ne l’as pas reconnue ? Mais c’est toi, à  l’âge où tu courais sans relâche dans les prairies de ton enfance ».
Un faucon me contemplait cruellement à l’autre bout de la baignoire. Il tenta même de me picorer un orteil mais heureusement la préposée aux bains entra pour me signaler la fin de l’exercice.
Le faucon s’éclipsa dans un jaillissement de brume et je trouvai la force de me lever, de m’éponger et de revêtir une tenue de bain pour sortir de ces lieux.
Après avoir troqué le peignoir contre ma tenue civile laissée au vestiaire, j’enfilai une robe confortable, croisement entre la chasuble et l’exotique djellaba, brodée d’un oiseau qui aurait pu voler dans la clairière, chassant ces maudits faucons et leurs desseins criminels. Je rentrai chez moi, un simple studio confortable avec balcon fleuri, vaquai à mes occupations habituelles, entre autres l’élaboration de préparations diététiques qui exigeaient une cuisson à la vapeur ou papillotes de poisson, de poulet, le tout aromatisé de fines herbes.
L’après-midi, je décidai d’entreprendre une promenade dans les environs, salutaire complément aux cures thermales disait-on.
Fleurs et papillons chassèrent mes soucis, me projetant dans mon enfance. Mon amour pour la campagne était immense et je croyais naïvement que je serais toujours pleine d’allégresse tant que refleuriraient les bleuets et les coquelicots dont je faisais des bouquets avec mon amie Annie, si jolie, si fraîche et aussi si secrète.
Je cultivais l’exubérance tandis qu’Annie avait toujours une sorte de retenue, dictée par sa méfiance du monde des adultes.
N’avait-elle pas raison ? pensai-je mais je repoussai vigoureusement cette énigme de notre enfance, déterminée à profiter au maximum de ce moment de détente. De fleur en papillon, je finis par arriver dans un lieu qui me parut étrangement familier.
Une maison semblable à celle où j’avais vécu une extraordinaire aventure se profilait au bout d’une allée plantée de saules, identiques à ceux qui abritaient nos jeux d’enfants, ma chère Annie et moi-même toujours inventive, rêvant de créer un parfum en faisant macérer des pétales de roses et des lys blancs aux fragrances paradisiaques. J’activai le heurtoir avec délicatesse et la porte s’ouvrit. C’était tout à fait le même décor et apparemment on s’attendait à ma visite. Pain perdu, gaufres et pains d’épices maison exhalaient des parfums d’enfance, comme autrefois, à mon retour de l’école.
« Marjolaine, mange ma chérie ! Tu as besoin de retrouver des forces ! ».
Il y avait bien longtemps que personne ne m’avait plus appelée par mon prénom. Comme dans le film de Max Ophuls, « Madame De », tout le monde me nommait Madame, eu égard à la reconnaissance de l’âge et non la discrétion voulue pour une belle histoire d’amour.
Je voulus donner un nom à la voix mais elle semblait venue de l’au-delà.
Quant à moi, j’eus du mal à m’asseoir dans le fauteuil recouvert de velours grenat face à un couvert disposé sur un tapis de fleurs.
Je fis honneur à ce fabuleux goûter aux senteurs d’enfance. Une carafe d’eau fraîche au sirop d’orgeat compléta cet immense plaisir d’une immersion dans le paradis de ma jeunesse.
Après cet instant délicieux, j’ouvris une porte qui donnait sur un cabinet de toilette. Tout était déjà prêt pour m’y accueillir. La température de l’eau où flottaient des hibiscus était idéale. Résignée à l’idée de me retrouver à la case thermes de Barbotan, je pris plaisir à me laver avec une éponge douce et odorante. Des serviettes chaudes complétaient le service et sur un valet de nuit, une chemise brodée et un ravissant déshabillé attendaient que j’en fasse usage.
Je m’en revêtis avec délice et poussai la porte qui devait donner, pensai-je, sur une chambre.
Habituée à toute cette féerie, je ne pus m’empêcher de pousser un cri d’admiration tant la chambre qui s’offrait à ma vue était belle.
Des fresques colorées où affleuraient des rivières serpentant au milieu des sampans et des lotus transportaient le visiteur dans un univers chamarré qui incitait à l’aventure. Un lit à baldaquin d’où s’échappaient de longues voiles blancs aériens donnait l’envie de s’y étendre et d’y rêver, ce que je fis. Je ne tardai pas à m’endormir, partant dans un sommeil peuplé de fleurs et d’oiseaux.
À mon réveil, une bonne odeur de miel et de pain grillé me chatouilla les narines. Je fis le parcours en sens inverse, bain parfumé à la lavande et à la rose, vêtements neufs, joliment dessinés et coupés, épousant les lignes de mon corps avec une harmonie surprenante, petite salle que je n’avais pas vue la veille où une table sobrement dressée offrait de multiples douceurs.
Je mangeai à belles dents des tranches de pain d’épices et de belles tartines beurrées, légèrement agrémentées d’une confiture de coings, subtile et alléchante.
Je sortis enfin et fis une longue promenade sans d’autres surprises que les clochettes embaumées du muguet et de la pervenche.
Je me sentais si bien que je croyais être au moins dans le vestibule d’un paradis lointain géré par des oiseaux.
Craignant parfois de croiser les faucons maléfiques, je regardais les alentours avec suspicion mais je ne fis aucune mauvaise rencontre.
Les jours passèrent ainsi, de repas aux saveurs d’enfance en promenades champêtres, évocatrices de mon royaume perdu. La maison était toujours bien tenue, accueillante et synchronisée en ce qui concernait repas, bains et linge repassé, fleurant bon les parfums de toute une flore nuancée et colorée.
Les semaines, les mois défilèrent sans qu’aucun changement saisonnier ne vienne entraver le déroulement magique de ces heures échappant au rythme solaire. Je m’attendais à chaque instant à une métamorphose fleurie. Deviendrais-je bosquet d’églantines, chèvrefeuille ou hortensias ? Allais-je me retrouver en train de rêver et de crayonner au coin tisanerie des thermes de Barbotan où j’étais censée redevenir dynamique ! Je pris les tisanes en horreur, camomille, verveine ou cynorrhodon tant je craignais de renouer avec cet environnement feutré et médical au lieu de ces belles futaies où je m’enfonçais chaque jour davantage. Je crus apercevoir dans de lointains taillis la forme fugitive d’un loup. Pourquoi pas le petit chaperon rouge à présent ? pensai-je malicieusement.
J’avais l’impression d’évoluer dans l’univers fantastique des contes de fées mais à vrai dire, rien ne se déroulait comme prévu.
Pas d’enchantement, pas de présence magique. Certes la maison était régie par des puissances invisibles mais pouvait-on assurer qu’il s’agissait bien de serviteurs fictifs ?
Une personne ou plusieurs s’activaient peut-être en mon absence, préparant bains, repas, gérant la propreté des sols et s’occupant du linge avec l’amour des femmes du Nord.
Rien de magique, une parfaite organisation…. Quant à moi, j’étais ravie de me laisser aller au gré de ma fantaisie, rêvant, écrivant, dessinant, inventant chorégraphies et opéras. Les oiseaux étaient les témoins mélodieux de mes essais scéniques.
Un jour, un danseur magnifique apparut sur la scène de mon opéra à ciel ouvert. Il dansa jusqu’à ce que ses pieds soient meurtris. Il se reposa alors sur l’herbe tendre et appliqua des cataplasmes d’argile et de fleurs sur les blessures bénignes qui cicatrisèrent avec une rapidité fulgurante.
J’allais oser l’aborder mais une bourrasque de vent le déroba à ma vue et je crus sage de rejoindre la maison par peur de l’orage.
À peine étais-je rentrée en effet que le tonnerre, les éclairs puis de monstrueuses pluies et des grêlons illuminèrent la chaumière merveilleuse, la transformant en maison prête à décoller vers des ailleurs plus souriants.
Je restai prostrée dans cet asile de rêve, attendant que les éléments déchaînés se calment.
J’étais à l’affût, guettant l’apparition des mystérieux serviteurs mais ma curiosité ne fut pas récompensée. Il suffisait que je tourne un instant la tête pour qu’un plat mijote fasse son entrée sur la table dressée à mon insu lorsque j’étais dans la pièce voisine. Il en allait de même pour les bains et le linge, toujours impeccable, savamment et artistement brodé.
Il se passa ainsi une semaine pendant laquelle je trouvai une occupation agréable, la lecture d’un ouvrage joliment intitulé À l’Ombre des Cerisiers en Fleurs. Dans ce livre, contes nouvelles et poèmes alternaient, propulsant le lecteur dans un univers à la fois féerique et palpable, si l’on faisait abstraction de la magie inhérente à tout conte de fées qui se respecte. Je reconnaissais situations et personnages auxquels j’avais jadis été confrontée. Envoûtée par cette lecture captivante et les méditations qu’elle suscitait, je m’aperçus du changement radical des conditions atmosphériques alors que le mauvais temps s’était installé depuis quelques jours.
À l’orage et la tempête, souffle azuré et soleil rieur avaient succédé.
Je me hasardai donc dans la clairière et empruntai un sentier forestier où abondaient buissons d’églantines et aubépines odorantes. Au bout du sentier, il y avait un grand chêne à l’ombre duquel je m’abritai.
C’est alors qu’ils fondirent sur moi, les faucons que j’avais tant redoutés. En cercles concentriques, ils menaçaient de me lacérer. Me protégeant les yeux de mes deux mains bien serrées, j’attendais l’assaut final lorsque je sentis une pluie chaude couler sur ma poitrine. J’écartai les doigts pour contempler avec soulagement les cadavres des faucons. Quant au liquide qui barbouillait mes vêtements, il s’agissait de leur sang.
Transie d’horreur, je me levai et partis à la recherche d’une rivière pour me laver et chasser toute cette souillure.
À la vue d’un filet d’eau gazouillant sur les pierres, je fus ravie. Je me débarrassai de ces vêtements empourprés pour les laver dans le courant. Fort opportunément un souffle d’air chaud fit tomber les fleurs d’arbres précoces, ce qui me procura un vêtement, fragile certes mais bien réel.
C’est ainsi vêtue que je vis apparaître mon sauveur. Après avoir suivi le même chemin, il lavait son épée rouge du sang des oiseaux maléfiques. Son regard lumineux contrastait avec le glaive vengeur qui lui avait permis de me délivrer.
Je préparais un sourire de remerciement  avec une gestuelle adaptée lorsqu’un bouillonnement imprévu grossit le ruisseau, le transformant en une rivière impétueuse qui m’emporta fougueusement. Je fermai les yeux et ne les rouvris que lorsque mon corps se stabilisa. Une voix amicale prononça ces paroles : « Votre soin est terminé, Madame. Je vous souhaite un bon retour. À l’année prochaine, n’est-ce pas ? » Un peu gênée, je découvris les lieux où j’avais rêvé avec tant de spontanéité, l’enceinte apaisante des thermes de Barbotan !
Heureuse d’avoir retrouvé une sorte d’élasticité, je sortis des thermes et me dirigeai vers le parc afin d’y admirer, pour la dernière fois, les lotus qui paraient une minuscule pièce d’eau.
Je m’assis ensuite sur un banc et regardai avec commisération les personnes qui se promenaient. Parmi ces personnes qui me ressemblaient, je vis un bon nombre de femmes s’appuyant sur une canne et des hommes qui tentaient de masquer leur handicap en affichant une allure qui se voulait martiale.
Une petite voix murmura à mon oreille : « Crois-tu vraiment pouvoir échapper à ton destin ? ».
L’envol du faucon qui s’était perché sur mon épaule m’apparut plein de menace et je l’interprétai comme la manifestation de l‘une des trois Parques.
Mais en attendant qu’Atropos coupe le fil de ma destinée, j’avais encore le temps d’écrire. J’ouvris résolument mon carnet de notes pour y jeter un titre plein de lumière et de beauté : « La Fée des Sources » et je me plongeai dans l’écriture, heureuse de pouvoir encore maîtriser les mots, capter le chant de la nature et le transcrire avec infiniment d’humilité. Qu’ils se cachent derrière les buissons de mes livres, ces faucons, pour peu qu’ils me laissent écrire mon dernier mot, très certainement le plus beau, celui que je cherche depuis toujours !

lundi 26 septembre 2011

L’Étoile des Mers

Sur une plage ensoleillée, des couples dansaient le fox-trot. Un dauphin, au large, bondissait au son de la musique diffusée par de gigantesques enceintes fixées sur les mâts porteurs de fanions.
Disséminés dans les dunes, des amateurs de spectacles marins admiraient les évolutions de ces danseurs hors pair au rythme des vagues.
Soudain un cavalier vint rompre l’harmonie bleue qui régnait en ces lieux. Vêtu de noir, sur un cheval gris, la crinière tressée, le cavalier imprimait à sa monture des pas de danse du plus bel effet, en harmonie avec la valse des dauphins et l’exhibition musclée des danseurs.
Tout à coup le soleil s’obscurcit, la musique cessa et les flots grondants s’avancèrent dangereusement tandis que les dauphins étaient emportés au large comme des fétus de paille.
 Le cheval se cabra, désarçonna son cavalier et s’enfuit vers les dunes, arrachant la végétation de ses sabots vengeurs.
Le vent s’engouffra dans la cape du cavalier qui s’envola littéralement dans les airs pour être jeté à terre comme un pantin disloqué.
Alors le grondement des vagues cessa, le soleil revint et les dauphins réapparurent, retrouvant leur dynamisme et l’art du jeu.
Quant aux danseurs, ils avaient été emportés au large. Ils arrivèrent quasi noyés sur la plage d’une île. Ils se gavèrent de lait de coco et de fruits de l’arbre à pain. Renouant avec le bonheur, ils s’étreignirent fougueusement et s’endormirent dans une cabane de roseaux construite par un pêcheur local. Le lendemain, ils allèrent explorer l’île, enlacés et soucieux de leur avenir. L’île était boisée et regorgeait de trésors, fleurs, oiseaux sans oublier des lianes qui permettaient d’audacieux raccourcis.
Ils parvinrent enfin à l’autre extrémité de l’île. Une crique abritée des vents par d’énormes rochers sculptés les incita au rêve.
Un voilier majestueux battant pavillon royal, une fleur de lys sur fond d’or, s’immobilisa au large. Une chaloupe jetée à la mer, barrée par un matelot qui imprimait la cadence leur servit de relais après qu’ils l’eurent rejointe à la nage.
L’accueil sur le voilier fut chaleureux. On leur servit un excellent repas à base de poisson et de fruits. Leur cabine était spacieuse et confortable sans luxe excessif.
Ils s’endormirent, pleins d’espoir pour le lendemain. À l’aube, le voilier dut affronter une tempête. Ce fut le branle-bas à bord mais fort heureusement, les nuages noirs disparurent à l’horizon, emportés par des vents vigoureux et la mer redevint hospitalière et porteuse de rêves.
Nos danseurs fêtèrent l’événement en exécutant des pas de circonstance. Le mousse joua de la vielle et tous retrouvèrent le charme de la province où ils avaient vécu une enfance pleine de jeux et de rêves.
Après cet intermède festif, on mangea de bon appétit un menu qui s’apparentait à celui que l’on servait jadis pour célébrer les moissons, pains dorés, omelettes d’œufs de tortue et laitue de mer en salade. De bons gros gâteaux à l’ancienne imbibés de rhum furent servis généreusement avec crème anglaise et îles flottantes. Les danseurs qui voulaient garder leur ligne impeccable, mangèrent peu mais apprécièrent les efforts entrepris par le chef pour les remercier de leur superbe prestation.
Au hasard des conversations, ils apprirent que le vaisseau était armé par des savants. Il devait faire le tour du monde, chaque spécialiste se chargeant de répertorier les richesses des fonds marins.
Ils avaient découvert une île paradisiaque qui regorgeait de trésors. Souhaitant qu’elle demeure inconnue tant les désirs destructeurs des hommes étaient vivaces, ils avaient décidé, d’un commun accord, de la garder secrète, laissant néanmoins les coordonnées géographiques à l’abri dans un coffre jusqu’au dernier vivant. Ensuite il appartiendrait aux héritiers d’en préserver le secret.
Les hôtes du vaisseau acceptèrent qu’on leur bande les yeux avant d’arriver dans l’île inconnue. Éblouis par tant de beauté lorsqu’on les délivra de leur foulard, ils souhaitèrent vivre dans cet éden jusqu’à la fin de leurs jours.
« Cela ne serait guère raisonnable leur dit le chef de l’expédition. Avez-vous pensé à vos enfants ? Un jour, ils vous feront le reproche de les avoir coupés du monde. De plus, vous ne pourrez pas danser toute votre vie. En prenant de l’âge, vous souffrirez de rhumatismes et c’est alors que vous maudirez l’île et ses beautés enchanteresses. Vous regretterez de ne pas avoir de livre, de ne pas connaître les misères et les charmes de votre pays natal et vous prendrez en horreur lagons, oiseaux de paradis et coquillages ».
Les jeunes gens reconnurent que ces paroles étaient empreintes de sagesse et se conformèrent au souhait exprimé par le leader du groupe.
Ils profitèrent de chaque instant comme s’il devait être le dernier, composèrent des chansons, inventèrent une nouvelle danse qui s’apparentait aux figures exécutées par les oiseaux, cuisinèrent, en compagnie du chef, les trésors de la mer associés aux conserves entassées dans des barriques à fond de cale.
Heureux d’avoir vécu cette parenthèse idyllique, les couples demandèrent à être déposés à terre lors de la prochaine escale.
Ainsi fut fait. Ils agitèrent longtemps leurs foulards pour remercier l’équipage de cette belle aventure. Lorsque le vaisseau ne fut plus qu’un point à l’horizon, nos jeunes gens tournèrent le dos à la mer et grâce aux richesses naturelles collectées sur l’île, obtinrent de belles pièces d’or en échange.
Avec ce pactole, ils furent à même d’acheter roulottes et chevaux ainsi que tout ce qui était nécessaire à une vie itinérante. Ils embauchèrent du personnel, cochers, cuisinières et hommes à tout faire. Ils recrutèrent également des conteurs et des musiciens. Faisant halte dans les bourgs, ils donnaient des représentations où alternaient contes, intermèdes musicaux et danses qui restaient bien entendu leur domaine privilégié.
L’Étoile des Mers, ainsi nommèrent-ils l’ensemble des spectacles donnés, sillonna toutes les routes de l’Europe, à la recherche d’un paradis perdu qu’ils situaient maintenant dans la brève plénitude de leur art.
Au commencement était la route… et l’étoile était au bout du chemin. Suivez la à votre tour !

dimanche 25 septembre 2011

Bribes

 Je me suis enfoncée dans une forêt pour y chercher mes origines.

De charme en hêtre, de houx en chêne, de buissons d’églantiers en tapis de bruyère, j’ai progressé, l’œil en émoi, cherchant la biche des bois.

Mais le choc fut rude lorsque je me retrouvai sur l’asphalte des villes. Pour oublier cet environnement ingrat, j’ai porté des gants en dentelle et me suis promenée le long des canaux tristes avec pour seule ligne de fuite le ballet de péniches disparates, tantôt pimpantes, tantôt proches de la grisaille du ciel couvert.

J’ai recherché l’amour mais il a fui ou plutôt il ne s’est manifesté que sous sa forme la plus rebutante. Alors j’ai pris un petit carnet pour y noter mes pensées vagabondes et pour y faire sécher boutons d’or et pensées.

C’est avec bonheur que j’ai accueilli la solitude, ma plus fidèle amie et j’ai attendu le moment où mes rêves s’incarneraient enfin. Cette joie m’a été donnée si tardivement que je ne pouvais plus marcher pour la savourer. Mais il me restait encore l’essentiel, l’infaillible jeunesse de mon cœur et l’art de tresser les mots pour en faire des couronnes.

La calèche du Prince Noir

À la recherche d’une pierre de lune, je suis partie de bon matin, ma canne de marche à la main. Chaussée d’espadrilles du Pays Basque et vêtue d’une robe africaine, ample, bleu turquoise, des oiseaux pourpre brodés sur le cœur, j’ai pris les chemins de randonnée, rêvant de rencontrer des pèlerins.

J’ai croisé des chevreuils qui sortaient d’un champ de maïs, j’ai admiré des arbres à papillons, des albizzias, des lagerstroemias qui constituaient une allée d’honneur pour les belles en mal d’amour mais de pierre de lune, point.

Consolée par toutes ces beautés, j’ai poursuivi ma route jusqu’à une halte gourmande. Des oies de Guinée se gavaient de figues, m’incitant à devenir l’hôtesse d’une ferme auberge où l’on servait les plats traditionnels landais, la garbure, des filets de magrets cuits sur la braise, accompagnés de haricots tarbais fondant sous la langue et naturellement en dessert, la fameuse tourtière dont la pâte étirée en mille feuilles, garnie d’un mélange de beurre en pommade, de liqueur anisée et de lamelles de pommes avait obtenu un croustillant parfait après un passage au four.

Alourdie par ce repas plantureux, je demandai l’autorisation de m’étendre avant de reprendre la route. Une chambre attendait un locataire. C’est avec satisfaction que je la louai afin de m’étendre sur un lit de repos.

Les rideaux tirés, je m’endormis, rêvant que je marchais le long d’un ruisseau.

Un bruit d’essieux brisa le silence. En Bretagne, on parle de la charrette de l’Ankou, le valet de la mort. Selon la légende ce grincement est porteur d’un mauvais présage. De même, la vue d’une lavandière, tordant un drap dans le cours d’un ruisseau est annonciatrice d’une mort assurée.

Souriant à l’évocation de toutes ces légendes collectées dans les campagnes profondes par un savant nommé Anatole Le Braz, je me levai et risquai un œil sur l’allée bordée de rosiers qui menait à la route.

J’aperçus une calèche dont les portes arboraient un blason. Le cocher était drapé dans un manteau sombre, sans doute pour éviter la poussière du chemin pensai-je spontanément. Je laissai quelques pièces d’or pour récompenser mon hôtesse de ces moments charmants et me dirigeai résolument vers la calèche qui, je m’en doutais pas une minute car la modestie n’était pas mon fort, m’était destinée.

Au fur et à mesure que j’avançais, la calèche déployait tous ses attraits. Elle était vernie et l’or du blason où se lovait un dragon n’avait rien à envier aux armoiries du roi Richard Cœur de Lion par l’éclatant semis de la fortune symbolisée par une créature arrachée aux forces telluriques de notre monde. Quant à la devise, elle était pour le moins étrange : « Ne suis ni roi, ni duc, je suis le Prince Noir ». Certes, j’avais entendu dire que le Prince Noir avait ravagé l’Aquitaine, revendiquant par les armes l’héritage d’Aliénor d’Aquitaine mais je reléguais cette histoire dans le chapitre des légendes où je baignais depuis mon enfance. Je grimpai hardiment sur le marchepied et m’installai avec bonheur sur les coussins qui agrémentaient le réceptacle de la calèche. Je souris au cocher qui fouetta les chevaux et c’est ainsi que je partis pour une terre inconnue qui s’apparentait aux landes sauvages où vivait l’Ankou.

J’eus beau promettre des louis d’or, l’hologramme du Prince Noir ne fit qu’en rire. Il me déposa sans ménagement dans un terroir brumeux, à mille lieues de l’environnement fleuri qui était le mien. C’est alors que je la vis, la pierre de lune que j’avais tant cherchée !

Je la serrai contre moi comme un trésor et ô miracle ! je me retrouvai dans mon jardin, modeste et parfumé par les roses dédiées aux poètes ! 

mercredi 7 septembre 2011

Ode à l’Afrique


Afrique, mère de l’Humanité, je te reconnais et revendique mon appartenance aux mondes oniriques que tu portes magnifiquement, vêtue de ta robe bleue, étoilée et lumineuse.
Que la plume burundaise te chante et parsème le monde de ses pépites enrobées dans la poésie la plus sincère, celle qui vient du fond des âges 
Écrivez, poètes inspirés, l’Iliade et l’odyssée de l’Afrique. Parlez de ces envahisseurs venus de l’océan pour jeter dans la canne à sucre, sous la morsure du fouet, avec une espérance de vie de sept ans les jeunes gens qui faisaient la fierté de leur village. À fond de cale, les fers aux pieds, ils divaguaient, transis de faim, de froid et de fièvre. Combien moururent sans avoir revu le jour ? L’océan a enfermé leurs sanglots et leurs rêves brisés, leur jeune âme dans les coquillages que les vagues roulent et déposent sur les plages où l’on entend, en s’en emparant, les soupirs de ces guerriers morts sans avoir pu combattre.
Imaginez qu’un vaisseau ait pu sauver quelques audacieux, échappant au Code Noir. Nouveaux Ulysse, ces héros auraient bourlingué sur l’océan pour enfin revenir, triomphants, dans leur village.
Certes, on n’a aucune trace d’un tel événement et le maillage conçu par les maîtres blancs était trop dense pour que ces hommes nommés esclaves puissent s’échapper. Mais les poètes ont tous les droits et je prends celui de concevoir une évasion miraculeuse car elle me semble souhaitable et merveilleuse.
Pleurons les morts dont les os blanchissent les fonds marins et la terre nourricière de la canne à sucre.
Voltaire, dans Candide, faisait dire à un noir mutilé pour avoir tenté plusieurs fois de s’échapper : « C’est à ce prix-là que vous mangez du sucre en Europe !».
Je me félicite de consommer du miel après avoir goûté dans mon enfance le sucre provenant de la betterave.
Mon grand-père, ouvrier tulliste passé maître artisan avait dû, au temps de la crise, revendre son métier au prix de la ferraille et louer ses services pour couper la betterave sucrière.
La roue tourne, selon le concept du Moyen-Âge et cette fois, c’est un blanc qui était ravalé au rang d’esclave.
Le temps n’est-il pas venu de rompre avec toutes ces pratiques détestables ?
Afrique, notre mère, donne nous le signal salvateur, reprends ton rang dans la hiérarchie des mondes, lègue nous  ta sagesse, ton aptitude à comprendre la nature, pardonne nous si cela est possible, donne nous ton sourire et l’éclat solaire de ta pensée.